Ce qu'il reste à écrire ne doit plus passer par la pensée. Nous ne faisons pas de politique, pas de télévision, qu'avons-nous encore besoin de la pensée! Et la philosophie? en entendrai-je certains nous lancer. C'est que j'avais presque oublié de rappeler au monde que la philosophie n'a jamais rien su faire d'autre que de nous apprendre, dans le domaine de la connaissance, à nous satisfaire de la poussière du dessous de nos ongles. Et qu'on ne vienne pas là essayer de nous éblouir de l'éclat trompeur de ses grains dérisoires! Nous ne monnayons pas nos feux de joie en débris de mica! Abstenez-vous aussi de nous demander d'où nous vient notre joie: c'est simplement que nous ne creusons plus dans la pensée comme on cherche des vers. C'est à coups de pioches éléctro-mécaniques et de burins bénis des dieux que nous y allons, et c'est jusqu'à la géhenne que nous extractons.
La pensée nous emmerde, nous sommes redevenus hommes et avons regagné notre avidité d'aventuriers. Nous sommes frères du hasard et de son chaos d'harmonies. La pensée en fait nous emmerde surtout parce qu'elle nie -chaque cartilage de carapace brisée dont elle nous brandit la loupe qui seule nous permet de l'observer étant l'affirmation véritable que c'est là le mieux de ce que nous pourrons jamais trouver. Quelle autre bête que l'homme sait exiger de la plus négligée de ses entreprises de si pittoresques résultats ? Ne cherchez pas d'exemples: il se pourrait que vous en trouviez, mais ce serait encore besogne d'insecte.
Il paraîtrait que des chinois dépècent vivants toutes sortes d'animaux à fourrure, ménagers ou non, domestiques ou pas, à toute heure du jour et de la nuit, en ce moment même. L'idée est de destiner ces fourrures à la confection de produits manufacturés tels que, nous le supposons, des bottes. Des pétitions jaillissent de l'esprit vociférant de petites femmes tirées de nerfs. Selon des informations nous parvenant des témoins directs de ces exactions contre ce qui est mignon, il semblerait que le coeur des animaux continue de battre entre cinq et dix minutes après qu'ils aient été débarrassés de leur peau. Or, il y a que nous ne signons pas de pétitions, nous ne sommes plus capable de nous prononcer activement quant à ce qui est un crime et ce qui n'en est pas. L'iniquité du plus général des jugements nous semble suffisamment avérée, et le Jugement Dernier un délire de tarés.
Enfin, nous ne supportons plus l'impudence dévergondée avec laquelle la pensée vient se mêler à toute la vie, investir de ses catégories inanes tous les domaines possibles à l'expression de la vie. Nous jetons l'anathème sur tous les raisonnements, déductifs ou inductifs, tout comme nous jetons l'anathème sur tous les fauteuils, tapis, tables basses, et autres mobiliers de salon. Comprenez-vous?
Se peut-il que nous soyons seuls à penser que les temps aient maintenant assez mûri pour qu'à grand coups de cognée nous retournions les peaux de l'esprit humain, et mettions à sac toutes ses éffronteries? Qu'enfin nous le liquidions du fruit sec de ses mysticités, et ouvrions grand l'espace tonnant de ses conflagrations d'avant la pensée!